Sans être obligatoirement des maniaques de la décapitation, les Romains ne reculaient guère devant les manifestations spectaculaires de cruauté. Les crimes faisaient même partie intégrante de l'imaginaire latin, et les historiens de Rome ne se sont pas fait faute de raconter dans le détail ceux qu'ils pensaient assez exemplaires pour édifier leur lecteur, ou lui inspirer une terreur salutaire.
Du mythe fratricide de Remus et Romulus à l'assassinat de César, en passant par la mort de Messaline, l'histoire de l'Antiquité s'est construite autour de ces crimes, réels ou imaginaires. Jean-Yves Boriaud s'est penché sur les travaux des écrivains, historiens et moralistes de l'époque pour éclairer le rôle de ce « fantasme criminel » si fondateur.
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Le temps des monstres
d'avant l'Histoire
Les Romains imaginaient à leur ville une préhistoire, c'est-à-dire une histoire d'avant le mythe romuléen, celui qui présidait à la fondation de Rome, autour de 753 avant J.-C. Ces temps mythiques, dont les Romains reconnaissaient le caractère fabuleux, faisaient l'objet de célébrations poétiques comme dans Les Fastes, où Ovide, poète de l'époque d'Auguste, justifiait par un récit légendaire l'ensemble des fêtes du calendrier. Mais on en parlait aussi sur le mode historique, et Tite-Live, contemporain lui aussi du premier empereur, entamait sa monumentale (cent quarante-deux livres) Histoire de Rome par des récits où trouvaient place des héros empruntés au puissant corpus de la mythologie grecque. Les collines de l'Aventin et du Palatin auraient été habitées, disait la légende, par un Grec, Évandre, venu coloniser le site aux alentours du XIIIe siècle avant J.-C., avec ses Arcadiens (de la région de Tégée). Héraclès serait lui aussi passé par là, au retour d'un de ses travaux les plus lointains, qui l'avait conduit jusqu'au-delà du monde connu, vers l'ouest, aux confins de l'Océan, dans l'île d'Érythée, pour ramener à Mycènes les boeufs qu'y gardait le monstre Géryon. Le voyage de retour le conduit donc à Rome, ou plutôt sur les rives du Tibre, face à ce qui sera bien plus tard le forum boarium, le « marché aux boeufs », lieu où séjourne le berger Cacus (Kakos, en grec, signifie « le méchant »), créature peu recommandable, à laquelle le héros grec fera subir le sort qu'il réserve généralement aux monstres qui terrorisent les campagnes antiques.
La rixe (Tite-Live, I, 7)
« On raconte qu'après avoir tué Géryon Hercule conduisit en ces lieux ses boeufs, admirables de beauté, et que près du Tibre, là où il avait traversé le fleuve à la nage en poussant le troupeau devant lui, il s'était étendu dans un pré, afin de se délasser des fatigues de la route et de permettre à ses boeufs de refaire leurs forces. Comme, sous les effets du vin et du repas, il avait sombré dans un lourd sommeil, un robuste berger du voisinage, séduit par la beauté des boeufs, résolut d'emporter pareil butin. Mais s'il poussait devant lui le troupeau jusque dans sa grotte, les traces y conduiraient d'elles-mêmes le maître de ce troupeau, dès qu'il se mettrait à sa recherche. Il choisit donc les plus beaux d'entre les boeufs et, en les tirant par la queue, les entraîna dans sa grotte à reculons. Éveillé dès l'aurore, Hercule passe ses bêtes en revue, les compte, s'aperçoit qu'il en manque et se dirige vers la grotte voisine, pour le cas où des traces y mèneraient. Quand il vit que toutes menaient vers l'extérieur et nulle part ailleurs, troublé et hésitant, il se mit en devoir de rassembler le troupeau et de lui faire quitter cet endroit périlleux. En partant, plusieurs bêtes, regrettant, comme d'ordinaire, celles qu'elles laissaient, se mirent à mugir : quand, depuis la grotte, les boeufs enfermés meuglèrent en écho, Hercule fit demi-tour. Cacus essaya de l'arrêter de force, mais il tomba, mort, assommé d'un coup de massue, après avoir en vain fait appel à la solidarité des bergers.
« C'était Évandre, un réfugié du Péloponnèse, qui régnait alors sur la région, plus d'ailleurs par son rayonnement personnel qu'en imposant son pouvoir : il faisait l'objet d'une véritable vénération pour y avoir introduit cette merveille, les lettres, authentique révolution chez ces hommes sans culture, et plus encore en raison de la divinité supposée de sa mère Carmenta, prophétesse à qui ces peuples vouaient une grande admiration avant l'arrivée en Italie de la Sibylle1. Évandre, attiré par ce rassemblement de bergers qui se démenaient autour de cet étranger pris en flagrant délit de meurtre, une fois qu'on lui eut raconté les faits et indiqué leur cause, considérant l'allure et la taille du héros, plus imposantes que la normale, lui demanda qui il était. Quand il connut son nom, son père et sa patrie, il s'exclama : Fils de Jupiter, Hercule, salut ! Ma mère, interprète véridique des dieux, a prédit que tu irais grossir le nombre des créatures célestes, et qu'on te dédierait ici un autel que le peuple appelé à être un jour le plus riche du monde appellera Ara Maxima (grand autel), et où il te vouera un culte. » Hercule accepte l'institution de cet hommage solennel – seul culte « étranger » admis par Romulus, insiste Tite-Live qui reprend alors, avec l'enlèvement des Sabines, le récit des étapes successives de la fondation institutionnelle de Rome.
Le « travail » d'Hercule
Dans le texte de l'historien, le meurtre de Cacus relève donc encore de la rixe entre bergers, mais dans le passage où Ovide (Fastes, I, 543-586) explique pourquoi un jour de janvier est dédié à Carmenta, mère d'Évandre, le ton est différent : Cacus y prend une autre dimension, bien au-delà du modeste statut de berger adepte de la coutume de la razzia :
« Voici que le héros à la massue fait débarquer ici les boeufs d'Érythée, après sa longue route à travers le monde. Tandis que le Tégéen2 le reçoit en sa demeure, ses boeufs errent sans gardien à travers l'immensité des champs alentour. C'était le matin. À son réveil, le bouvier de Tirynthe3 comprit que manquaient deux taureaux. Il ne discerne, en dépit de ses recherches, aucune trace de ce vol mystérieux : le terrible Cacus avait entraîné les bêtes, à reculons, jusqu'en sa grotte – Cacus, terreur et honte de la forêt de l'Aventin, épouvantable fléau pour voisins et passants. Sinistre était sa face ! Gigantesque, son corps ! Avec des forces à la mesure de ce corps (le père du monstre, c'était Mulciber4) ! Lui servait de demeure une immense grotte aux longs replis, difficile à trouver même pour les bêtes sauvages. Cloués au-dessus des portes, pendaient des têtes et des bras, et le sol fangeux était blanc d'ossements humains. En dépit de sa mauvaise garde, le fils de Jupiter s'en allait, quand les boeufs volés firent entendre un mugissement assourdi. Ce rappel ! Je le reconnais !, dit-il. Et, se guidant sur ces voix, il traverse les forêts puis se présente en vengeur devant la grotte impie. Le monstre avait renforcé l'entrée en l'obstruant avec un fragment de montagne : c'est à peine si dix attelages ensemble eussent pu le faire bouger. Hercule s'y arcboute des épaules (le ciel s'y était autrefois appuyé5) et sa poussée finit par ébranler l'énorme charge. Quand elle se renverse, le fracas terrifie jusqu'à l'éther, et la terre, blessée sous le poids de pareille masse, s'affaisse.
« Cacus engage le premier le combat, et s'y lance farouchement, avec rochers et troncs. Rien n'y fait : son courage s'amenuise, il se rabat sur les artifices de son père et vomit des flammes de sa bouche sonore. Chaque fois qu'il en crache, on croirait que souffle Typhée6 et qu'un éclair dévorant jaillit du feu de l'Etna. Alcide7 prend les devants : il lève sa massue à trois noeuds et l'abat trois ou quatre fois sur la figure de l'individu, qui tombe, vomit des fumées mêlées de sang et vient frapper la terre de sa large poitrine. En vainqueur, Hercule t'immole un de ces taureaux, Jupiter, puis il appelle Évandre et les villageois : il s'élève à lui-même l'autel qu'on appelle Ara Maxima, là où un quartier de Rome tire son nom du boeuf8. La mère d'Évandre ne cache pas combien est proche le temps où la terre se passera d'Hercule. Heureuse prophétesse tant qu'elle vécut, aimée des dieux, elle a pour elle, aujourd'hui qu'elle est déesse, ce jour du mois de Janus. »
Ce meurtre, daté des temps héroïques, est donc très positivement connoté puisqu'il inscrit l'histoire de la toute première Rome dans un des cycles les plus fameux de la mythologie grecque. Ce faisant, il renforce le sentiment, très vivant à l'époque augustéenne, que la Ville n'a rien désormais à envier aux plus fameuses des cités helléniques du temps, qui toutes, comme l'Athènes de Thésée, appuient leur prestige sur des origines fabuleuses.
2
Les débuts officiels de Rome :
les meurtres primordiaux
Le meurtre du frère
Le moment même de la fondation (753) est en revanche placé sous le signe d'un des plus terribles meurtres que puissent imaginer les Romains : le fratricide. Ces temps en connaîtront plusieurs, mais le premier, le plus grave, est celui qui affecte les jumeaux Romulus et Remus, au moment où il va falloir décider qui sera roi de Rome. Il intervient après la séance divinatoire au cours de laquelle les dieux doivent départager les jumeaux-rivaux selon le nombre des vautours qu'ils vont leur envoyer. Romulus choisit la colline du Palatin, et Remus, tout près de là, celle de l'Aventin. Chacun s'y rend alors avec sa suite, et l'observation commence.
La science des auspices, à Rome, était bien compliquée : il fallait tenir compte du nombre des oiseaux aperçus dans le templum choisi – c'est-à-dire l'espace découpé, à cette fin, dans le ciel –, mais aussi de leur nature, de la direction d'où ils venaient, du moment de leur apparition... Au point qu'après la prise d'auspices les augures se réunissaient pour discuter et arriver, après négociations, à un consensus. Mais, en ces temps reculés, il n'y aura pas de consensus... C'est là ce que nous racontent Tite-Live, au Livre I de son Histoire, mais aussi un admirable écrivain d'expression grecque, Plutarque, personnalité exemplaire de la nouvelle entité biculturelle qu'est devenu l'Empire romain. De 46 à 125, il mena une vie trépidante, tantôt prêtre d'Apollon à Delphes, tantôt professeur de philosophie à Rome, pour donner un ouvrage biographique monumental comprenant cinquante « vies », dont quarante-six Vies parallèles, où se trouvaient confrontées, deux à deux, les carrières de héros des mondes grec et latin. Pour ce qui concerne notre propos, Plutarque « compare » deux héros fondateurs de villes, Thésée pour Athènes, et Romulus, évidemment, pour Rome.
1. La Sibylle de Cumes, prophétesse mythique qui officiait dans un antre proche de la ville de Cumes, sur la baie de Naples.
2. Il s'agit d'Évandre, originaire de la ville de Tégée, en Arcadie.
3. Hercule. C'est pour le compte d'Eurysthée, roi (en particulier) de Tyrinthe, qu'il dut accomplir ses travaux.
4. Vulcain, dieu du feu.
5. Hercule remplaça Atlas pendant que le Titan allait chercher les pommes gardées par ses filles les Hespérides.
6. Monstre longtemps rival de Zeus, qui finit par l'écraser sous l'Etna.
7. Alcide : Hercule, ainsi nommé en raison du nom de son grand-père Alcée.
8. Le Forum boarium.
Crimes à l'antique (eBook)
Jean-Yves Boriaud